B. Vauthier: 1000 ans de pêche en Suisse romande

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Titel
1000 ans de pêche en Suisse romande.


Autor(en)
Vauthier, Bernard
Erschienen
Lausanne 2018: Éditions Favre
Anzahl Seiten
507 S.
von
Bernard Demont

Après avoir, parallèlement à une carrière d’enseignant, oeuvré des décennies à une étude ethnologique et historique des fruits dans notre pays, Bernard Vauthier s’est intéressé de très près à un domaine tout aussi multiple, celui de la pêche, et un travail considérable s’est concrétisé, en novembre 2018, par la parution d’une somme de 507 pages, la première synthèse sur cette matière et un livre de poids au divers sens de cette locution (2,9 kilos). Ce qui cependant allège visuellement ce beau volume, ce sont les nombreux illustrations, photographies et dessins tous d’excellente qualité et parfois de la main de l’auteur, ce qui nous rappelle plaisamment les très riches oeuvres de Ric Berger sur le patrimoine architectural et archéologique vaudois.

Sous son titre spatio-temporel, ou historico-géographique si l’on préfère une qualification plus classiquement scolaire, cet ouvrage combine plusieurs trames de représentation des faits de pêche dans l’espace et dans le temps. S’agissant de l’espace (circonscrit dans la Suisse francophone plus l’autre rive lémanique) la trame aquatique est dominante, bien entendu, celle des lacs, rivières et étangs, représentés par plus d’un siècle d’excellentes images. La première double page montre en vue aérienne oblique les splendides méandres de l’Orbe entre Le Brassus et Le Chenit, rivière à la biodiversité hélas détruite par les rétentions d’eau en amont sur sa partie française – mais personne chez nous n’en parle et l’auteur ici n’évoque ce si beau cours d’eau au tracé encore préservé que sous l’angle des affermages anciens. Or, la décadence d’une des plus belles rivières romandes fait hélas douloureusement partie de l’histoire de la pêche dans notre pays, l’étude de celle-ci, comme le montre Bernard Vauthier dans tout son livre, étant indissociable des lieux et paysages enrichissant leur identité à travers l’imaginaire et les pratiques. Notons cependant que tous les éléments hydrographiques sont listés minutieusement, saisis aussi dans la quintessence de lieux au génie indéniable (le château de Thielle) et assortis de commentaires sur leur évolution, des canalisations aux actuelles renaturations comme celle de la Versoix, et sur les innombrables pollutions qui ont tué des secteurs considérables de nos rivières. Sur la toponymie aussi – plus exactement l’hydronymie : on apprend ainsi que le nom de la résurgente « Orbe » vient d’une racine celtique signifiant « frais » (le sait qui a nagé dans ses gorges en août et l’atteste la population pérenne des salmonidés, quand bien même elle a diminué pour d’autres motifs environnementaux) ou que le lac de Neuchâtel s’est appelé « lac d’Yverdon » de l’Antiquité au XVIIIe siècle.

S’articulent à cette trame aquatique les diverses strates des construits humains dont sont constamment examinées et documentées les connections avec le monde de l’eau et sa faune. Résultat de la démarche cumulative adoptée par Bernard Vauthier, un fourmillement de détails fascinants sur les savoirs techniques développés par les hommes en vue de filtrer les eaux de leur faune mystérieuse et quasi imperceptible pour le commun des mortels. Voilà d’ailleurs en quoi réside probablement la séduction exercée par la pêche, manière de transgression prométhéenne et « transclasse » (riches et pauvres, chacun à leur manière) à l’égard des énigmes de l’hydrosphère en ses opaques profondeurs ou ses étendues miroitantes. Ce que suggère Jacques-Étienne Bovard, préfacier de haut vol commentant le poisson, rêve du pêcheur, fugace, mais «… tout à coup là, nombreux, énorme, miraculeux, tantôt ici, soudain disparu, semblant obéir à des lois, puis n’y obéissant plus, il défie la connaissance tranquille et par là fouette l’imagination ». Le miraculeux, l’onirique est parfois soutenu par la foi religieuse, ses chapelles, comme celle de Rivaz à Estavayer, ou ses figures, comme celles de Saint Pierre, « patron des pêcheurs et patron de la ville de Genève » et Saint André, pêcheur comme lui.

Les systèmes et structures conçus dans le but d’organiser l’exploitation du potentiel abondant de nos eaux, sur le plan du droit comme de l’outillage concret – l’un régis sant l’autre –, sont recensés, décrits et expliqués soigneusement par l’auteur dans de nombreuses contrées du pays romand et selon les divers pointages chronologiques que lui ont permis les sources (écrites, orales ou objets) accessibles. Quant au droit, ce sont les diverses modalités d’amodiation des cours d’eau ou les législations locales parfois pittoresquement énoncées : à Goumois, sur le Doubs, en 1478 des franchises autorisent les habitants à pêcher « à la ligne sans recueilloir (épuisette) et à la main sans se mouiller la tête ». Règles et techniques convergent dans l’outillage : ainsi sont établies les pêcheries (droit et installation matérielle : piscaires, piscines) du Rhône chablaisien, ainsi fonctionnent les vanels sur le Rhône, les nansoirs à Lavey et les poissines de l’Orbe (mais attention ! Lever les engins des poissines du prince, en 1571, est sanctionné par un poing coupé). Et aussi, dans un autre rêve, les cadres à enrouler la ligne que les gamins de la plaine de l’Orbe récupéraient de leurs ardoises scolaires…

L’absence de cartes hydrographiques de l’Office fédéral à petite ou moyenne échelle un peu regrettable est en partie compensée par quelques belles cartes anciennes : le Léman vu du nord en 1588, le Rhône mitoyen en 1634, les lacs subjurassiens en 1868, le Doubs amont en 1663 où les « pêches », les secteurs amodiés par les seigneurs locaux moyennant ravitaillement en poissons, sont délimitées (Pesche du Passage à Monsieur, près de la Chaux-de-Fonds, à Maison-Monsieur).

Tout ceci donne à voir une dimension de l’exploitation de la nature par l’homme dont on a peut-être oublié aujourd’hui l’importance déterminante dans la vie matérielle et sociale des siècles qui nous précèdent. Dans l’espace géographique et hydrographique apparaît, au fur et à mesure que progresse le lecteur, un complexe réseau (pour employer une image proche de cet objet traversant du livre qu’est le filet sous toutes ses variantes et dénominations) de la socialité pêcheuse : figures de solitaires évoquant parfois, au tournant du XXe siècle, des personnages sortis de Ramuz, familles comme on n’en fait plus (les Arm de Sauges, huit fils pêcheurs et cinq filles), confréries de pêcheurs amateurs (Genève : des Tanneurs des années 1920 au Geneva Street Fishing promouvant sous cette étiquette un peu hip-hop la pêche urbaine au XXIe siècle) ou professionnels au niveau romand. S’y lisent aussi les rapports de pouvoir autour de cet enjeu nutritionnel et marchand que représentaient les poissons d’une rivière ou d’un lac, avec leur hiérarchie propre – quantitative et qualitative – des plus nombreux et moins agréables à consommer aux plus rares et raffinés, et ce genre de spécification plaisante : alors considérée comme moins excitante que la viande, la chair du poisson est au Moyen Âge prévue « au menu des repas servis lors des délibérations judiciaires ».

Quant à l’inscription dans la durée, qui donne d’ailleurs titulairement le ton de l’ouvrage (1000 ans…), pas de chronologie formelle, mais une série de plongées rétrospectives sur la vie des eaux et des hommes en Romandie avec des zooms plus ou moins d taill s en fonction de la documentation trouv e : notre univers halieutique prend ainsi forme, vie et sens. Pour le passionn , pour le chercheur qui ont besoin de r f rences de d part (vaste appareil de notes), d’un lexique pointu (glossaire trapu et d lectable en fin d’opus), ou tout simplement pour qui s’interroge sur nos rapports   la nature dans la diachronie, leurs configurations sociales et mat rielles successives, cet ouvrage est particuli rement bienvenu et pr cieux.

Zitierweise:
Bernard Demont: Bernard Vauthier: 1000 ans de pêche en Suisse romande, Lausanne : Favre, Vaumarcus : Écomusée de la pêche et des poissons, 2018. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 127, 2019, p. 181-184.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 127, 2019, p. 181-184.

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